Pour aller plus loin
Hommage à Séverin Blanchet, par Régis Koetschet
Le 26 février 2010, Séverin Blanchet, cinéaste et formateur, est décédé lors d'un attentat à Kaboul, alors qu'il s'apprêtait à encadrer un nouvel atelier en Afghanistan. Le 26 février 2020, lors d'un hommage aux Ateliers Varan, Régis Koetschet, ami de Séverin Blanchet, a écrit ce texte. Nous souhaitions le partager avec vous.
Chers amis,
Dix ans jour pour jour.
Séverin était arrivé la veille à Kaboul pour animer une nouvelle session de formation de documentaristes afghans.
Il avait retrouvé cette atmosphère afghane un peu foutraque qu’il aimait ; l’avidité d’une jeunesse à regarder et écouter, puis à filmer ; mais aussi à déchiffrer une identité dans un dédale d’impasses et d’interdits, d’aspirations et de rêves.
Séverin pouvait mesurer le chemin parcouru depuis qu’il s’était lancé, quelques années plus tôt, dans cette aventure.
Il y avait eu de beaux moments. J’ai en mémoire ce 12 octobre 2006. Le Centre culturel français est plein à craquer pour la projection d’une dizaine de séquences réalisées pendant l’été - un asile ou dansent des handicapées mentales, un chauffeur de taxi qui raconte ses guerres à ses passagers, un agent de l’électricité dans les écheveaux d’un quartier populaire, un réparateur de vélo … des films à hauteur de femmes et d’hommes dont beaucoup seront primés.
Mais il y avait eu aussi des moments de doute dans cet Afghanistan rongé par ses démons.
Au petit matin, la violence terroriste a enlevé, avec cruauté, Séverin à ses proches, à ses amis, à ses stagiaires afghans. Et nous sommes là, ce soir, seuls avec son souvenir et ses images.
Une exposition se tient encore pour quelques jours au Mucem de Marseille. Son intitulé est puissant et exigeant. « L’Afghanistan au risque de l’art ». Il nous rappelle un contexte dans lequel s’entrechoquent confrontations, destructions et créations. L’Afghanistan au risque de l’art, l’art au risque de la violence, parfois de la mort.
Le catalogue de cette exposition, sous la plume de ses deux commissaires, Guilda Chahverdi et Agnès Devictor, mentionnent dans son introduction, sous le beau titre « le souffle des artistes », l’action de Séverin Blanchet et des Ateliers Varan au côté d’une génération qui, je cite, « défie les carcans religieux, les traditions et les normes sociales, explore des formes visuelles ou sonores, recherche de quoi rendre compte d’un drame individuel ou collectif ».
J’entends encore la voix de Séverin pour qui le documentaire, dans un contexte de sortie de crise, visait à réapprendre le tissu social et à réapproprier une histoire partagée. Il invitait au regard et à la rencontre. Il donnait confiance.
On évoque ces jours-ci la signature d’un accord politique avec les talebân. Je mesure combien cela peut paraître incompréhensible et odieux. Toutes ces victimes innocentes, toutes ces souffrances, pour en arriver là.
Je voudrais dire que le sacrifice de Séverin porte une grande force. Cet accord entre les États-Unis et les talebân va ouvrir une séquence inter afghane. Elle sera âpre et touchera à l’essentiel : les valeurs, les droits humains, les libertés, les pratiques culturelles.
Dans ce débat, pour les tenants d’un Afghanistan où la femme est l’égal de l’homme, où l’école est ouverte à toutes et à tous, où le droit de créer est absolu, il faudra être fort et ne pas se sentir seul. Nul doute que la mémoire de Séverin, de Farkhunda et de tant d’autres donnera force et courage aux négociateurs.
Séverin Blanchet nous manque, Séverin Blanchet me manque.
Comme ancien ambassadeur à Kaboul, j’ai eu l’occasion de dire combien l’action de formation des Ateliers Varan avait éclairé ma mission et combien elle marquait, avec sensibilité et intelligence, le rôle que nous souhaitions jouer au service de la reconstruction et du dialogue. Alors que la France et l’Afghanistan s’apprêtent à célébrer un siècle de relations, je me réjouis que Séverin fasse partie des grands témoins de cette histoire.
Comme citoyen, je suis effrayé par la violence, le mensonge, le mépris, parfois la haine qui affectent notre environnement, de la conduite de la vie internationale à la pratique du débat d’idées. Les nouvelles technologies de l’information porteraient-elles comme une fatalité la manipulation des faits et des récits, des mémoires et des images ? Toute l’action des Ateliers Varan affirme le contraire et nous sommes aussi là ce soir pour encourager cet engagement.
Dans mon panthéon personnel, j’aime rapprocher deux personnalités qui ont été soucieuses de ces obscurantismes, de ces totalitarismes et qui, chacune à leur manière, ont porté jusqu’au bout les valeurs de respect et d’humanisme, explorant les chemins d’un Afghanistan de la tolérance et des lumières. Il s’agit du poète-philosophe Bahodine Majrouh et de Séverin Blanchet.
Il faut relire « Ego-Monstre » l’œuvre majeure de Bahodine Majrouh. Tout y est de notre actualité. « Ami Voyageur, nul ici n’a le droit d’en prononcer le nom. Sache toutefois que cette cité est celle de Tyrannopolis : parole interdite, réalité bafouée, mensonge érigé en foi – telles sont les premières murailles qui en bordent l’espace. Rien ne doit subsister de la parole spontanée. Seule importe la langue neuve, celle qui se masque, celle qui voile et revoile tout, en sorte que le mensonge soit décrété vérité et l’erreur, exactitude ».
Je travaille à la rédaction d’un texte sur le voyage d’André et Clara Malraux en Afghanistan, en 1930. Le souvenir de Bahodine et de Séverin est inspirant. Il trouvera place dans le prologue.
« Malraux ne retournera pas en Afghanistan. Demeure dans la steppe une empreinte tant son roman « les Noyers de l’Altenburg » que ses écrits sur l’art s’inscrivent dans cet attachement culturel auquel je tiens et que certains porteront jusqu’au sacrifice.
Je n’ai pas souvenir d’avoir parlé de Malraux avec Bahodine ou avec Séverin mais il est clair que pour ces deux amis, l’art était une conquête et l’engagement un destin.
Bahodine sera assassiné le 11 février 1988 à Peshawar, Séverin sera tué le 26 février 2010 à Kaboul dans un attentat terroriste.
J’ai souhaité dédier à leur mémoire ce travail.
Encore quelques lignes de Majrouh sur Ghazni où se rendra Malraux et où repose le poète soufi Sana’i. Il y évoque le repos éternel de ceux qu’ils nomment les « architectes en humanité ».
« Mais en vérité rien ne vient troubler le repos des architectes. Dans le sol immobile de la mort. Les sages tissent la trame du ciel mobile de la vie. Les enfants de ce sol, les enfants en beauté et en vérité, en vérité triompheront des armées de l’enfer. Va, retourne en ton exil, et dis le à mes fils : ici, dans le sol immobile de la mort, les sages de ce pays tissent la trame d’un ciel où seuls crient les oiseaux ».
Régis Koetschet
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